• III Pan !

    Pan !

    La douce tiédeur des premiers rayons du soleil invitait à la promenade. N’ayant rien d’autre à faire de sa journée, sitôt son café siroté, il avait donc rempli son sac à dos, chaussé ses godillots de marche, rabattu le loquet de la porte en chêne et était parti droit devant lui, humant les effluves des pâturages au petit matin. A midi, il avait frugalement pique-niqué au sommet du Mont Degers, s’était accordé une petite sieste et avait bifurqué sur la gauche, vers la forêt qui épousait à perte de vue les formes voluptueuses de Dame Nature. Il appréciait tant ces instants de quiétude, à se promener, seul au milieu de cette nature si belle et si sauvage ! Longeant le bois, il s'emplissait les yeux des magnifiques paysages verdoyants qui s’étendaient à perte de vue…

    Mais le temps se gâtait. En homme expérimenté, donc prudent, il décida de regagner son chalet, s'autorisant toutefois un crochet par la roche de Cartinard pour profiter une dernière fois du majestueux panorama qui s'offrait aux marcheurs courageux…

    Quelques instants plus tard, il était devant la lourde porte de son chalet. Il souleva plusieurs fois le loquet. Le battant restait clos. Vaguement inquiet, il agita frénétiquement la pièce métallique. En vain. Il entendait pourtant bien le mécanisme se déclencher de l’intérieur, mais la poterne refusait obstinément de pivoter sur ses gonds.

    Au loin, un éclair zébra le ciel, puis un deuxième, puis un autre encore, tandis que mille baguettes de pluie vinrent crescendo tambouriner son corps. Bien qu'habitué aux sautes d'humeur de la météo dans ce coin de montagne, il ne put s'empêcher de réprimer un tremblement d’effroi devant ce ciel qu'un peintre invisible noircissait à vue d'oeil. Le bleu azur s’était en effet soudainement transformé en bleu outremer, et l’encre foncée gagnait du terrain à chaque flash…

    Il voulut se mettre à l’abri dans l’épaisse forêt toute proche. Il courut, tourna à droite et emprunta l'étroit sentier qui serpentait entre un mélange de conifères et de feuillus si serrés que seuls les vieux montagnards s’y risquaient sans crainte de s’égarer. Lui s’y retrouverait sans problème : c’était son terrain de jeux depuis des décennies.

    Il faisait très sombre maintenant. Aucune goutte de pluie ne parvenait à percer la voûte végétale. Une brume maléfique montait du sol réchauffé. Il frissonna, et pas seulement à cause de la chute brutale de la température. Ses vêtements, poisseux et trempés, collaient à sa peau moite. Ses pas ne faisaient aucun bruit sur la ouate de la mousse, des feuilles mortes et des aiguilles de pin. Ce silence contrastait avec la violence du ciel, et rendait plus impressionnante encore cette forêt….

    Soudain, un énorme chien bondit de nulle part et se planta devant lui, babines retroussées, poils hérissés. Un grondement rauque et sourd sortait de ses entrailles, comme si le tonnerre l'avait envoyé en éclaireur. Pétrifié par la surprise et la peur, le promeneur restait figé sur place. Il observait la bête. Soudain, il blêmit. Ces yeux jaunes luisants, ces longues pattes, ce corps décharné, cette mâchoire puissante... Un loup !… C'était un loup !… « Ils » avaient pourtant disparu depuis plus d’un siècle !… Il recula doucement, cherchant avidement des yeux une issue de secours dans l’enchevêtrement des troncs. Mais la bête avançait, tranquille, sereine, ne le quittant pas du regard…

              Et ce calme olympien, cette assurance tranquille, liquéfièrent le peu de sang-froid qui restait à l'homme. Totalement affolé, il détala soudainement, s’engouffra entre deux buissons, ne sentant ni les ronces qui lui déchiraient les mollets, ni les tendres rameaux qui lui cinglaient le visage. Un hurlement sinistre retentit, auquel répondirent des dizaines d'autres. Point n'était besoin d'avoir l'ouïe fine pour se rendre compte que toute une meute était à sa poursuite… Une véritable chasse à l'homme, au sens le plus réaliste du terme, s'était engagée...

    Perdant tout self-control, les yeux exorbités, le paisible promeneur se mua en bête traquée. Il se découvrit des ressources insoupçonnées. Il courait dans le noir, bondissait par dessus un tronc tombé par terre qu’il apercevait au dernier moment, tombait, se relevait, repartait de plus belle, toujours soufflant et ahanant, tournait à droite, entendait du bruit, obliquait à gauche, sentait une présence animale, se ravisait et prenait la direction opposée. Lui, l'enfant du pays, qui connaissait par coeur les moindres recoins de « sa » forêt, avait perdu tout sens de l'orientation. Haletant, trempé de sueur, il dépensait sans compter d'inutiles efforts à emprunter dix fois le même chemin pour sauver sa peau. Il courait, droit devant lui, le visage ensanglanté... Et toujours ces hurlements qui s'accrochaient à lui, ne le lâchaient plus, lui glaçaient les os !...

    Il jetait parfois un oeil vers le ciel, tentant désespérément d'entrevoir une lueur d'espoir, un signe encourageant au travers de la canopée. Mais même les cieux semblaient contre lui. Imperturbables, les moutons noirs, poussés par un fort vent, se faisaient les alliés des loups, lui dissimulant racines et autres pièges que lui tendaient les sycomores.

    II courait. Il courait toujours. Et ces hurlements incessants ! Ces hurlements qui, comble de l'ironie, se mettaient en harmonie avec son propre coeur, qui battait comme un tambour, en un sinistre requiem !… Il courait. Et chaque fois qu’il espérait avoir semé ses poursuivants, un nouvel animal lui barrait soudainement le passage… Il courait. Au hasard maintenant, plus assez lucide pour chercher son chemin. Sa survie dépendait de ses jambes…

    Il trébuchait de plus en plus souvent, se relevait de  plus en plus lentement, contournait les obstacles plutôt que de les sauter, raccourcissait ses foulées, s'arrêtait plus fréquemment pour reprendre son souffle… Et ces loups qui, jamais ne l’attaquaient, mais le laissaient juste s’épuiser en de vaines courses, respectant ses moments de répit pour mieux le terroriser dès que son cœur cessait de battre la chamade !… Il en était certain désormais : « ils » s’opposaient à ce qu’il redescende vers la vallée, ses lumières et ses habitants… Une pensée cauchemardesque le hantait, l’obsédait : et s’« ils » étaient dressés ? Et s’ « ils » le dirigeaient vers leur chef ?…

    Désormais, il se traînait plus qu’il n’avançait. Il chuta une dernière fois, n’eut plus la force de se relever et poursuivit son chemin de croix à quatre pattes.

    … Enfin, à bout de forces, implorant une dernière fois le ciel plombé, il s'écroula sur le dos, livide, sur un tapis de mousse. Ses poumons allaient éclater. Son torse se soulevait et s’abaissait à un rythme effréné et compulsif qu’il ne maîtrisait plus. Il ferma les yeux quelques instants, afin de tenter de reprendre quelque peu ses esprits. Trop tard.

    Lorsqu'il les rouvrit, une vingtaine de loups l'encerclaient, hurlant d'excitation, avides de toucher leur récompense, la gueule levée vers la lune en une tragique revue militaire. Instinctivement, il se recroquevilla en position fœtale, les bras entourant ses jambes repliées. Il attendait l’hallali en jetant des regards complètement affolés autour de lui, mais n’avait plus la force d’esquisser le moindre geste de défense. Peut-être lors de la curée trouverait-il quelque énergie pour vendre chèrement sa peau ?…

            Un bruit de feuillages, juste derrière lui, le fit tressauter. Il se retourna, aux aguets, prêt à l'ultime affrontement. Alors, un grand cerf aux bois magnifiques s'avança, royal, majestueux. Il jaugea l'humain, le toisa d'un regard dans lequel dominaient la pitié et le mépris. Puis déclara aux loups, magnanime :

    « Laissez-le partir. De toute façon, il n'a pas la taille réglementaire, on aurait des ennuis avec le garde-chasse »…


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