• II Jeu guerrier

     

    D'après les plus grands spécialistes militaires qui avaient suivi et unanimement approuvé le déroulement parfaitement correct de la procédure préalable à l’ouverture des hostilités, tout avait été fait dans les règles de l'art. Montée de tension, puis discours belliqueux et provocations verbales, enfin ultimatum, mobilisation générale et déclaration de guerre. Ces étapes traditionnelles auxquelles tenaient tant tous ces vénérables vieillards barbus garants du bon déroulement des opérations avaient été respectées. Aucun signe d’impatience juvénile, donc néfaste, de la part des deux protagonistes, et ce malgré leur hâte d’en découdre.

    Un sans-faute, donc.

    Depuis quatre mois déjà, donc, deux pays s'affrontaient, par armées interposées. Les généraux étaient rusés et inventifs (ce qui semble antinomique à première vue), les stratégies employées subtiles et compliquées, et les pertes lourdes, très lourdes, dans chaque camp.

    Mais les historiens se battraient à coups de chiffres plus tard. Pour l’instant, on dépeçait sans compter.

    Le combat, âpre, acharné, était indécis. Les missiles sol-sol  pilonnaient sans cesse les champs de batailles, les roquettes éclataient à un rythme régulier un peu partout, et les avions effectuaient d'incessants va-et-vient, lâchant à chaque passage leur cargaison de bombes, offensive ou défensive, à ailettes, au napalm, à fragmentation, chimique, bactériologique, de peinture ou de déodorant, en fonction, dans l’ordre, de l’objectif recherché, des stocks disponibles, de la vitesse du vent et de l’âge du capitaine.             

    Dans ce bourbier, ce charnier même, chaque fantassin, pour vaincre ou sauver sa peau, enjambait des corps étendus, trébuchait, avançait, reculait, tel un automate, au gré des ordres venus de l'état major (étage à morts ?). Ce qui n’était pas sans leur rappeler une chanson traditionnelle de leur enfance : « Trois pas en avant, trois pas en arrière, trois pas sur l’côté, trois pas d’l’autre côté »

    Une bombe trouait parfois cette fourmilière humaine, dessinant un disque mortel, vite recouvert de nouveaux uniformes vert kaki en mouvement, ce qui produisait un bel effet esthétique sur la palette du champ de bataille, avec le rouge vermillon des blessés agonisant. C'était assez incroyable de voir le nombre de jeunes que vomissait chaque pays. On avait l'impression que les réserves de chair à canon étaient inépuisables, et que jamais on n'arriverait à endiguer ces flots de bipèdes. Un peu comme lorsque, gamin, à la plage, on creuse juste au bord de l’eau, et que la mer pénètre dans le trou régulièrement et inexorablement. A chaque flux, des milliers de grains de sable reviennent, anéantissant les efforts entrepris.

    Cependant, au fil des semaines, des mines anti-personnelles, des maladies vénériennes et des rations de combat, les troupes zoltènes prenaient petit à petit l'ascendant sur leurs rivales. En divers endroits, les Tornaques étaient encerclés, et, malgré le courage de leurs vaillants soldats qui se battaient avec acharnement jusqu'au dernier, les poches de résistance tombaient les unes après les autres. Pas une ne se rendit. Aucun drapeau blanc ne fut hissé. Lorsque l'ennemi atteignait son but, il n’y trouvait que des pantins de cire immobiles et ensanglantés. L’honneur, à défaut de la vie, était donc sauf. Mais c’était bien là l’essentiel.

    Les rangs des belligérants étaient de plus en plus clairsemés. Le désir de victoire n’en était que plus intense. Le maître mot de cette tuerie était en effet « pas de quartier », et chacun sait que, dans ce contexte du « tuer ou être tué », d’une part, même le mâle le plus abruti connaît cette expression, et que, d’autre part, le plus rebelle des anarchistes obéit sans scrupule à ce genre de consignes.

    Soulignons cependant que, malgré la férocité des combats, aucune exaction ne fut commise. Il faut dire que les soldats ne faisaient aucun prisonnier, et qu’à ce jour aucun mort n’a encore témoigné des atrocités commises à son encontre...

    Peut-on parler de guerre « exemplaire » ? Oui, bien sûr, puisque ce sont nos gouvernants qui les déclenchent. En tout cas, celle-ci fut loyale. Nul doute qu’elle figurera en bonne place dans les manuels d’histoire des générations futures. Et sera même sans doute citée en exemple.

    Les civils, certes de moins en moins nombreux au fur et à mesure des rappels de classes, étaient épargnés, conformément à l’article trois de la règle du jeu. Chapeau bas, respect et merci, messieurs les galonnés. Vous avez donné une excellente image de votre profession, et sans doute suscité des vocations. Car, pour peu qu’ils aient eu moins de douze ou plus de soixante-dix ans, les femmes et les enfants pouvaient en effet allègrement profiter de la vie.

    Au final, seuls les militaires justifièrent leur salaire, c'est à dire moururent pour la patrie. Ce qui n’a rien de choquant : après tout, le sapeur pompier éteint le feu, le boulanger vend du pain et le banquier arnaque le client ; tout le monde trouve cela normal, non ?

    Malgré l'héroïsme de ses hommes, le général en chef de la Tornie, raisonnable bien que gradé, se rendit enfin compte qu'il était désormais inutile de sacrifier tant de vies humaines. Assiégées en divers endroits, manquant de vivres et de munitions, à bout de forces, ses troupes, ou plutôt ce qu'il en restait, ne tiendraient plus longtemps. Après avoir consulté ses officiers supérieurs, il décida donc de capituler, non sans s'être assuré d'une retraite discrète, pour lui, son caniche, sa collection de voitures miniatures, sa maîtresse et sa femme, ne laissant que sa belle-mère à la vindicte populaire une fois l’annonce de la défaite officialisée.

    Dans une apparition télévisée, il communiqua la nouvelle aux petites gens. Lesquels, propagande oblige, attendaient l’issue victorieuse du conflit d’un jour à l’autre. Il avait visiblement du mal à contenir son émotion. Son visage grave, ses yeux cernés et sa barbe de huit jours trahissaient une lassitude extrême. Son discours fut bref. Il demanda à ses compatriotes de rester dignes dans la défaite et remercia ses soldats pour leur dévouement et leur sacrifice. Notons cependant que la majorité des sacrifiés en question n’eut pas le loisir d’apprécier ses propos. Puis il se mit au garde-à-vous, tentant vainement de rentrer son ventre, et ses lèvres tremblèrent tandis qu’il écoutait l’hymne national. Quelques larmes traçaient une bande plus claire sur son visage buriné et poussiéreux. Les téléspectateurs, en voyant le gros plan, ne purent que lui pardonner, tant il avait l’air sincère.

    Du côté de la Zoltanie, c'était bien entendu l'allégresse. La joie de la victoire se mêlait au soulagement d'en avoir fini avec l'angoisse perpétuelle qui vous prend le matin au réveil et vous noue encore l'estomac au moment du coucher. La vie allait enfin pouvoir reprendre petit à petit son cours normal. Les braves gens défilaient en criant « On a gagné ! », sans forcément penser à leurs voisins qui avaient perdu la vie.

    Dans le salon d'honneur de l'ONU, à Genève, devant les caméras d'une centaine de pays, le général tornaque, en tenue d'apparat, monta sur scène et signa sa reddition. Son vainqueur, au triomphe modeste, souleva une magnifique coupe en argent, vint amicalement à sa rencontre, le complimenta pour sa noble attitude et lui assura qu'il faisait honneur à sa fonction. Puis il prit le micro, félicita son adversaire, remercia sa maman et son aide de camp. Les deux anciens ennemis se congratulèrent longuement, prouvant par là en quelle estime ils se tenaient, puis devisèrent tranquillement, comparant leurs tactiques guerrières respectives, analysant leurs erreurs stratégiques, levant un verre au calme retrouvé.

    Deux mille km² de bois et de champs passaient donc à l'ouest de la frontière désormais caduque, et leurs cent cinquante mille habitants allaient pour la troisième fois en dix ans changer de nationalité. Les modalités techniques feraient l'objet de réunions ultérieures. Les militaires avaient terminé leur travail, aux technocrates de commencer le leur…

    C'était donc fini. Les deux peuples pouvaient désormais se consacrer pacifiquement à d'autres activités et leurs clubs de foot se rencontrer à nouveau. Sous les crépitements des flashes internationaux, les deux protagonistes se serrèrent à nouveau la main. Ils lurent une déclaration commune. L’émotion était palpable dans l’assistance. Enfin ! Ce conflit était réglé !…

    Après maints rappels et  une « standing ovation » de douze minutes montre en main, les héros descendirent majestueusement de l’estrade et se retirèrent en coulisse, derrière la tenture pourpre.

    Là, ils aidèrent les huissiers à ranger les cartes et les soldats de plomb dans des boîtes à chaussures capitonnées de coton, puis les remirent solennellement au secrétaire général de l’ONU en le remerciant de les leur avoir prêtés.

     


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